|
Ann Sutton |
«Papa», «maman», «ouaf-ouaf», «dodo», «poussette»... Combien de mots comprend un bambin de 14 mois? Combien devrait-il en prononcer à 18 mois, à deux ans? Et à quel âge devrait-il comprendre la différence entre «en bas» et «en haut», «toi» et «moi», «hier» et «demain»? Étonnamment, «les orthophonistes du Québec désireux d’évaluer l’acquisition du langage chez les jeunes enfants ont très peu d’outils fiables et standardisés à leur disposition», affirme Ann Sutton, professeure au Département d’orthophonie et d’audiologie et chercheuse spécialisée dans l’acquisition du langage.
C’est pour remédier à cette lacune qu’une équipe du Département dirigée par sa collègue Natacha Trudeau mène actuellement un projet de recherche visant à valider une version en français québécois du questionnaire MacArthur, un outil très utilisé en anglais pour apprécier le lexique et les bases de la syntaxe chez les enfants de 8 à 30 mois.
«Le questionnaire MacArthur a été conçu il y a une dizaine d’années aux États-Unis et il est aujourd’hui adapté dans plusieurs langues, y compris le français de France, explique la professeure Sutton. On s’est interrogés sur la possibilité d’employer la version française du questionnaire, mais trop de mots étaient différents. C’est pourquoi Natacha Trudeau et des collègues ont décidé d’effectuer sa normalisation en français québécois.»
Le questionnaire adapté, qui comprend des mots tels que «bassinette», «bibitte», «zip» (pour «fermeture éclair») ou «mononcle», peu usités en France mais courants au Québec, s’adresse aux parents. On remet à ceux-ci une liste d’environ 660 termes ou gestes communicatifs et ils doivent cocher ceux que leur enfant comprend et ceux dont il se sert. Pour normaliser le questionnaire, on le fera remplir par les parents de 50 enfants pour chaque tranche d’âge d’un mois comprise entre huit mois et deux ans et demi. Au total, 1200 bambins seront évalués. Jusqu’à maintenant, 800 questionnaires ont été distribués.
Ce projet entrepris en janvier 2003 est subventionné par le Réseau canadien de recherche sur le langage et l’alphabétisation. Les enfants étudiés doivent être francophones unilingues, c’est-à-dire exposés au français 85 % du temps ou plus. Comme ils serviront d’éléments de référence pour l’établissement de normes dans chacun des groupes d’âge, ils ne doivent pas souffrir de troubles connus du développement, du langage ou de l’audition.
|
Combien de mots cet enfant est-il censé connaitre? |
«L’objectif de la recherche, c’est de vérifier si le questionnaire dresse un portrait fidèle de l’acquisition du lexique et de la syntaxe et s’il permet de prédire certaines habiletés langagières», précise Isabelle Marsolais, une étudiante au baccalauréat en orthophonie qui assiste les chercheuses dans la collecte et le traitement des données.
Pour compléter la validation du questionnaire, on demandera à 100 parents sur les 1200 qui participeront à la recherche de le remplir une deuxième fois. Les compétences langagières de leurs enfants seront aussi évaluées. Une séance de jeu libre entre le parent et l’enfant sera filmée en laboratoire et permettra de constituer un échantillon du langage de l’enfant. Enfin, six mois plus tard, les mêmes parents devront remplir le questionnaire une troisième fois.
Quand le questionnaire aura été normalisé et validé, il pourra être utilisé en clinique. «Dans un contexte où le manque d’effectifs en orthophonie est criant, ce test, qui servira à repérer les enfants à risque de problèmes dans l’acquisition du langage, permettra d’économiser de précieuses ressources», note Isabelle Marsolais.
Sur le plan de la recherche, il facilitera la réalisation d’études comparatives sur l’acquisition du lexique, de la syntaxe et de la morphologie des mots. «On sait déjà que les enfants qui apprennent à parler dans des langues caractérisées par une morphologie complexe, comme le français et l’islandais, acquièrent moins de mots au début, dit Ann Sutton. Ce sont des langues où l’on trouve par exemple de multiples formes pour chaque verbe – contrairement à l’anglais, qui en compte deux ou trois. Le fait d’avoir le même type de questionnaire pour plusieurs langues – l’anglais, l’italien, le japonais, l’allemand, pour n’en nommer que quelques-unes – permettra d’établir des comparaisons de ce genre.»
Les enfants recrutés pour le projet de recherche proviennent de toutes les régions du Québec, dans des proportions semblables aux caractéristiques de la population québécoise. De plus, chaque groupe d’âge comprend une proportion égale de filles et de garçons. Est-il vrai que les petites filles parlent plus tôt que leurs petits frères? «On dit cela, répond Ann Sutton en souriant. Justement, ce projet nous permettra de vérifier si c’est vrai.»
Marie-Claude Bourdon
Collaboration spéciale