Édition du 31 janvier 2005 / volume 39, numéro 19
 
  Thomas Wien remonte la piste des castors vendus en Europe au 18e
Les nobles Européens se sont entichés des fourrures de la Nouvelle-France

Le castor valait son pesant d’or à l’époque et les commerçants n’hésitaient pas à vendre sa soyeuse fourrure aux Européens avides d’exotisme.

Le 6 janvier dernier, les productions Destinations inc., d’Ottawa, étaient à la recherche de candidats pour une aventure de téléréalité hors du commun au cours de laquelle les participants devront franchir en canot 2500 km entre Montréal et Winnipeg. Une aventure de 100 jours qui sera diffusée l’automne prochain au réseau TVA.

Il y a deux siècles et demi, les candidats pour des périples similaires étaient aussi vivement recherchés – les caméras en moins. L’historien Thomas Wien a découvert, par exemple, que le voyageur Michel Petit, dit Lalumière, avait signé deux contrats le même jour, le 21 mai 1754, et pris la route avec le plus payant des deux (210 livres contre 180). Le canoteur opportuniste n’a eu aucun scrupule à ignorer son engagement avec le marchand de fourrures Augé et Cie et à prendre place dans l’embarcation de Thomas Dufy Desauniers pour un voyage de 900 km entre Montréal et Michillimakinac.

Dans une économie peu règlementée où le transport des animaux à fourrure représentait une industrie lucrative, les voyageurs fiables étaient des denrées rares. Il semble qu’ils auraient eu l’embarras du choix parmi les marchands concurrents. Ainsi, Michel Petit, originaire de Varennes, a été engagé de 1744 à 1757 par au moins 10 employeurs.

Thomas Wien

En ratissant les archives des notaires de la Nouvelle-France avec qui les voyageurs illettrés légalisaient leurs ententes, le professeur Wien, du Département d’histoire, a exhumé de la documentation sur quelque 340 voyages liés au commerce de la fourrure entre 1730 et 1760. Ce travail de bénédictin lui a permis de tracer un portrait inédit des coureurs des bois spécialisés dans ce commerce. Ces hommes ont constitué la cheville ouvrière d’un marché qui a nourri les premiers mythes canadiens. On les appelait les «engagés», car ils se mettaient au service des marchands pour réunir les postes de traite et les ports de Montréal et de Trois-Rivières. Armés de leurs avirons, ils étaient les camionneurs du 18e siècle filant sur les autoroutes de l’époque: les rivières.

Professionnels du voyage

Les coureurs de rivières sont généralement de jeunes hommes qu’on décrit comme des aventuriers dans l’âme. Mais les travaux du professeur Wien ont révélé qu’ils étaient aussi des contractuels conscients de leur valeur. Des «travailleurs indépendants», aurions-nous dit aujourd’hui. «La période comprise entre 1660 et 1720 pourrait être qualifiée d’âge d’or du coureur des bois, mentionne le spécialiste d’origine allemande. Bien que l’image emblématique de ces hommes jeunes, intrépides et courageux ait été un peu exagérée, ceux-ci ont connu des vies trépidantes. Mais leur statut, moitié légal, moitié illégal, n’est pas clair. On sait qu’il se pratiquait beaucoup de contrebande entre New York, Albany et les voyageurs canadiens.»

Le chapeau de castor se porte encore.

Épris de liberté, les coureurs des bois ne répondaient pas toujours aux exigences des fonctionnaires de la métropole, et ils pouvaient disparaitre dans la nature pour de longues périodes. «Prennent ainsi place dans les canots des engagés qui en sont à leur premier comme à leur dixième voyage documenté, des hommes mariés et des “garçons voyageurs”, des hommes surtout originaires des campagnes du sud-ouest de la colonie, mais aussi de la ville de Montréal ou de la région de Trois-Rivières. Il y a des participants réguliers, véritables professionnels du voyage, mais aussi des hommes qui s’engagent de façon épisodique. Presque tous auront hiverné au moins une fois – rite d’initiation – au pays amérindien, mais ceux qui multiplient les voyages préfèrent généralement l’aller-retour estival», écrit Thomas Wien dans un chapitre de Marchés, migrations et logiques familiales dans les espaces français, canadien et suisse, 18e-20e siècle, paru chez l’éditeur suisse Peter Lang.

Pour les coureurs des bois, les échanges culturels avec les Amérindiens ne se sont pas limités aux braderies de miroirs et de breloques. Les quelques centaines de coureurs des bois dont les traces sont parvenues jusqu’à nous semblent avoir entretenu d’excellents rapports avec les autochtones. «Dans l’histoire traditionnelle, les Amérindiens n’étaient que des figurants. Depuis les années 70, on découvre le rôle actif qu’ils ont joué dans l’histoire du pays.»

Qui porte le castor?

L’infatigable rongeur était à la base d’une industrie prospère.

L’intérêt des travaux de M. Wien, entre autres, vient du fait qu’il a cherché la trace des fourrures de la Nouvelle-France non seulement à partir de leur source en pleine forêt, mais jusqu’aux garde-robes de nobles Européens. Ce sont ces derniers qui ont favorisé l’explosion du commerce de la fourrure, grâce principalement à l’industrie chapelière. «Nous avons examiné les inventaires après décès des habitants d’une petite agglomération allemande, Tübingen, pour constater que les chapeaux, manchons et bonnets étaient très populaires chez les bourgeois.»

Les écologistes noteront avec un pincement au cœur que, si les hauts-de-forme en feutre de castor terminent leur course dans les salons allemands, c’est que la ressource est déjà épuisée en Russie, pourtant géographiquement voisine de ce marché. «La fourrure canadienne était reconnue pour être plus couteuse mais de meilleure qualité», indique l’historien. Le castor était, de loin, la fourrure la plus prisée par ce commerce, mais on sait que la martre, l’ours, le renard, le raton laveur et la loutre étaient aussi objets de convoitise. Bizarrement, ni le vison ni le rat musqué ne figuraient sur la liste.

Grâce aux inventaires après décès, l’historien a pu à la fois établir un répertoire des fourrures vendues et achetées et explorer les valeurs culturelles liées aux importations canadiennes: qui portait ces chapeaux? Pourquoi? Combien de temps cette mode dura-t-elle? C’est à un voyage au carrefour de l’ethnologie, de l’histoire et de l’économie que le professeur Wien convie ses lecteurs. Son prochain livre portera sur les 100 dernières années du Régime français.

On sait que les fourrures arrivaient en Europe soit par la Compagnie des Indes, soit par la Compagnie de la Baie d’Hudson. Et c’est grâce aux étonnantes archives de cette dernière entreprise, déposées à Winnipeg, que l’historien a pu en apprendre autant. «Établie à Londres, cette compagnie était fort centralisée. Elle exigeait des notes de service à toute occasion. Cela devait à l’époque profondément irriter les employés.»

Mais qui l’eût cru? Cela allait faire le bonheur des historiens du millénaire suivant.

Mathieu-Robert Sauvé



 
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