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Isabelle Beaulieu |
Qui n’a pas déjà entendu parler de celui qui, cinq ans après avoir décroché l’emploi parfait auprès d’une entreprise croyant recruter un futur titulaire de doctorat, risque maintenant le congédiement faute d’avoir obtenu son grade? Ou de celle dont les études aux cycles supérieurs ont été ponctuées par un mariage, la naissance d’un enfant, un divorce et qui, à bout de souffle, finit par renoncer à ce rêve si longtemps caressé? On peut aussi penser à ces éternels étudiants qui travaillent à temps partiel depuis des années et qui, à cause de revenus insuffisants, n’ont jamais pu mener de recherches d’envergure.
Les étudiants au doctorat mettent beaucoup plus de temps qu’il y a 30 ans à obtenir leur grade. À l’échelle du Canada, le taux d’abandon au troisième cycle est élevé et le taux d’obtention des diplômes est bas. Si la tendance se maintient, les universités ne pourront compter que sur la moitié des titulaires de doctorat requis pour combler les besoins en professeurs au cours de la prochaine décennie. L’Université de Montréal porte une attention particulière à ces étudiants au long cours et s’intéresse non seulement aux facteurs qui mettent en péril l’achèvement de leur thèse, mais aussi aux moyens susceptibles de les aider à terminer leurs études plus tôt.
Manque d’argent et isolement
Pour Isabelle Beaulieu, qui a entrepris des études doctorales il y a cinq ans, les raisons qui l’ont empêchée de terminer sa thèse tiennent en trois mots: «Je dois travailler.»
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Yoshua Bengio |
Si occuper un emploi évite à cette étudiante de s’endetter davantage, cela limite malheureusement le temps qu’elle devrait consacrer à sa thèse, qui porte sur les politiques commerciales internationales et la Malaisie. Le sujet la passionne: elle s’intéresse aux facteurs qui expliquent pourquoi l’idéologie néoconservatrice, qui prédit notamment l’instauration de régimes démocratiques dans les pays qui pratiquent la libéralisation du commerce, n’a pas produit les résultats escomptés dans ce pays. Étant donné ses besoins financiers, son analyse de la situation devra attendre.
Mme Beaulieu envie ses amis qui étudient aux États-Unis et qui, grâce au financement dont ils bénéficient, n’ont pas à travailler. Ils lui décrivent le plaisir qu’ils prennent à se rendre à l’université chaque matin et le fort sentiment d’appartenance qu’ils éprouvent envers leur département. Tout un contraste avec Mme Beaulieu, pour qui études doctorales riment plutôt avec isolement.
Selon les chercheurs, le manque d’argent et l’isolement figurent parmi les principaux facteurs qui empêchent un étudiant de terminer ses études à temps. Frank Elgar, professeur à l’Université du Manitoba, fondateur d’un groupe de soutien sur Internet appelé Dead Thesis Society et auteur d’une importante étude en 2003 sur les taux d’obtention du doctorat dans les universités canadiennes, souligne qu’un faible sentiment d’appartenance nuit à l’achèvement d’une thèse. «Un étudiant a besoin de sentir qu’il fait partie du système. Une fois qu’il a perdu contact avec son directeur, il est difficile de ranimer son enthousiasme.»
Le professeur d’informatique Yoshua Bengio, qui dirige plusieurs étudiants à la maitrise et au doctorat, abonde dans le même sens. Non seulement il veille à entretenir de bons rapports avec ses étudiants, mais il s’assure également que ceux-ci tissent des liens entre eux. Il estime qu’un climat sain dans une équipe favorise la progression individuelle. «Ceux qui viennent travailler au laboratoire sont habituellement plus productifs que ceux qui travaillent à la maison.» Selon son expérience auprès des étudiants des cycles supérieurs, d’autres facteurs retardent l’obtention du diplôme, comme la poursuite de travaux non pertinents ou d’une envergure démesurée ou encore la peur de quitter le confort du milieu universitaire.
Programme incitatif
Dernièrement, le doyen de la Faculté des études supérieures (FES) de l’UdeM, Louis Maheu, a fait part de sa déception quant au taux d’obtention du doctorat de 50 % enregistré par l’Université, un résultat révélé par une récente étude de cohortes échelonnée sur six ans. Cette proportion atteint 60 % parmi les étudiants en lettres et en sciences humaines. L’Association canadienne pour les études avancées, qui a suivi sur 10 ans une cohorte d’étudiants entrés à l’université en 1992, a découvert que les étudiants au doctorat des universités canadiennes mettent en moyenne cinq ans et demi à obtenir leur grade.
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Pierro Hirsch |
M. Maheu a décidé de mettre en place un ambitieux programme de bourses visant à améliorer le taux et le délai d’obtention du doctorat. La FES a ciblé les étudiants au doctorat qui accusent du retard, mais qui sont le plus susceptibles de finir leur thèse. «Ils sont véritablement à un point tournant», soutient M. Maheu.
Les bourses offertes par la Faculté sont assorties de certaines restrictions. Le fonds instauré il y a deux ans a permis d’accorder environ 1200 $ par mois à une centaine d’étudiants. Pour recevoir les versements, le bénéficiaire est tenu de présenter un plan de travail de quatre mois à un an. S’il ne respecte pas les échéances convenues, l’étudiant ne reçoit qu’une partie du montant initialement prévu.
C’est grâce à ce plan de travail et à cette mesure d’aide financière que Pierro Hirsch a récemment déposé sa thèse. M. Hirsch, qui étudie les facteurs de risque chez les conducteurs âgés de 16 à 19 ans, a entrepris ses études de maitrise en 1992 et son doctorat en 1997. Il souligne que le plan lui a permis de se concentrer sur sa thèse tout en lui fournissant un encadrement accru. «Je n’avais jamais encouru de pénalités ni été assujetti à un cadre aussi strict. Cela ne m’a posé aucun problème. C’est un programme formidable.» Il aurait cependant souhaité pouvoir en bénéficier plus tôt.
Isabelle Beaulieu n’a pas eu la même chance. En raison des contraintes liées à son emploi, elle n’a pu respecter son plan de travail et n’a donc reçu que 60 % du montant auquel elle avait droit. Elle estime qu’une telle somme n’aurait de toute façon pas suffi. Mme Beaulieu compte néanmoins terminer sa thèse d’ici la fin du mois d’avril.
Le programme de bourses incitatives obtient un taux de réussite d’environ 60 %. Le doyen Maheu espère réunir suffisamment d’argent pour accorder de généreuses bourses à tous les étudiants au doctorat, comme parviennent à le faire l’Université de Toronto et certaines universités américaines, notamment celle où les amis de Mme Beaulieu ont pu poursuivre leurs études en toute quiétude…
Philip Fine
Traduit de l’anglais par Simon Hébert