Édition du 4 avril 2005 / volume 39, numéro 27
 
  Les bibliothèques publiques comptent sur la Grande Bibliothèque
L’ouverture de la Grande Bibliothèque, le 29 avril, devrait créer une nouvelle effervescence autour des livres et de la lecture

La bibliothèque, lieu de liberté qui mérite d’être mieux développé au Québec.

En 1987, Réjean Savard a fait partie d’une commission gouvernementale chargée d’étudier la situation des bibliothèques publiques québécoises. Selon cette commission, le Québec était en fin de liste dans la totalité des points de comparaison avec le reste du Canada: nombre de livres prêtés par habitant, budgets, collections, nombre de bibliothécaires, etc. Les choses ont-elles changé depuis? «Oui, répond le professeur de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information. Sur certains points de comparaison, c’est pire!»

Il y a bien eu la politique du livre de la ministre péquiste Louise Beaudoin en 1998, mais elle a surtout consisté à regarnir les rayons des bibliothèques. «On avait accusé un tel retard dans l’acquisition de livres que le budget consacré à cette politique a tout juste permis de remonter la pente, rappelle M. Savard. Depuis, plus rien.» Au Canada, ce sont la Colombie-Britannique et l’Ontario qui font office de leaders dans le secteur. On trouve par exemple 1200 bibliothécaires dans les bibliothèques publiques en Ontario contre à peine 300 au Québec.

À son entrée en fonction, l’actuelle ministre de la Culture et des Communications, Line Beauchamp, a laissé entendre qu’elle tiendrait un «chantier sur les bibliothèques publiques», mais on attend toujours le dévoilement de la date et du nom du responsable de cette consultation.

Réjean Savard

Pour Réjean Savard, la situation est intolérable. Il dénonçait récemment dans Le Devoir (23 mars, p. 7) les disparités entre les quartiers riches et les quartiers pauvres au moment où l’UNESCO fait de Montréal la «capitale mondiale du livre». «Des gens se préparent à fêter l’évènement, écrit-il. Pendant ce temps, l’arrondissement de Mercier-Hochelaga-Maisonneuve annonce pour les bibliothèques d’importantes compressions budgétaires devant conduire à la suppression de deux postes de bibliothécaires. Certains pensent même que cette décision pourrait servir de test à un modèle de développement de la lecture publique à Montréal... Est-on conscient du ridicule de la situation?»

«Les bibliothèques vous conduiront en enfer!»

Cette situation, pourtant, ne date pas d’hier. À l’époque de la colonisation, les autorités françaises ne faisaient rien pour encourager la lecture. Ironie du sort, c’est le premier gouverneur du Canada, Frederick Haldimand, qui ouvrira la première bibliothèque publique, bilingue, à Québec en 1779. «Ce n’était pas une bibliothèque comme celles qui existent aujourd’hui, relate M. Savard. Pour y emprunter des livres, il fallait participer à une “souscription”. Et le général Haldimand ne l’avait pas créée par pur altruisme. Il calculait que ce genre d’établissement pourrait favoriser la paix sociale et faire apprécier l’administration britannique.»

Jusqu’au milieu du 19e siècle, le Bas-Canada connaitra ce réseau hybride qui profitera principalement aux anglophones. Puis, autour de 1850, l’Église catholique interviendra afin d’encadrer la lecture chez ses ouailles. «L’Église instaure le réseau des bibliothèques paroissiales, où les romans sont pour ainsi dire exclus des rayons, explique le spécialiste. Essayez d’imaginer cela une seconde: une bibliothèque sans romans...»

Au cours de ses travaux, Réjean Savard a découvert des déclarations très colorées de gens d’Église qui mettaient en garde leurs paroissiens contre la lecture païenne: «Les bibliothèques vous conduiront en enfer!» entendait-on du haut de la chaire. C’est l’heure de gloire de la censure et de l’Index.

Il faudra attendre le premier ministre des Affaires culturelles, Denis Vaugeois, dans les années 70, pour qu’on établisse un réseau de bibliothèques digne de ce nom. Aujourd’hui, le réseau compte 863 bibliothèques d’un bout à l’autre de la province. Un chiffre qui parait impressionnant mais qui a diminué d’une centaine entre 2001 et 2002. La raison: les fusions municipales qui ont forcé les regroupements.

Qu’attend-on de la Grande Bibliothèque?

Prévue pour le 29 avril, l’ouverture de la Grande Bibliothèque, au centre-ville de Montréal, drainera-t-elle des ressources normalement destinées aux bibliothèques de quartier et la clientèle tournée vers celles-ci? C’est ce que craignent bien des observateurs mais pas Réjean Savard. «Je suis de ceux qui croient qu’une grande bibliothèque ne peut que créer une nouvelle effervescence autour de la lecture et des livres», dit-il.

Il rappelle que l’ouverture de la bibliothèque Georges-Pompidou, à Paris, dans les années 70, avait suscité une controverse inouïe. Mais peu à peu, elle s’est imposée dans le réseau culturel parisien. «Des maires venaient visiter le centre Pompidou et repartaient dans leur commune en disant: “Moi aussi, je veux ma bibliothèque.” De nombreuses bibliothèques régionales ont vu le jour à cette époque.»

Toutefois, le projet pharaonique de François Mitterrand, la Très Grande Bibliothèque de France (TGBF), n’a pas obtenu un tel succès. En voulant concilier conservation et diffusion, la TGBF a connu des ratés. Mais n’est-ce pas ce qu’on veut faire avec la Grande Bibliothèque au Québec? «En effet, en fusionnant la Bibliothèque nationale avec la Grande Bibliothèque, et en y ajoutant de surcroit les Archives nationales, on a voulu assurer conservation et diffusion. Sur le plan de la gestion, c’était peut-être la meilleure chose à faire. Mais le résultat répondra-t-il aux besoins réels du public? Saura-t-on harmoniser ces deux fonctions pourtant fondamentalement opposées? Nous verrons, mais je suis optimiste.»

Mathieu-Robert Sauvé

Comparaisons avec l’Europe: le Québec marque des points

Les six étudiants de l’EBSI avec leur professeur à droite

Avec six étudiants de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information (EBSI), Réjean Savard a dirigé, du 9 au 20 mars dernier, une mission d’enseignement et de recherche visant à comparer la situation des bibliothèques publiques en Suisse avec la nôtre. C’était la troisième étape d’une grande étude comparative dans la francophonie qui a aussi compté la France (1993) et la Belgique (2000). Le groupe de recherche publiera sous peu le rapport de cette mission qui l’a conduit dans une dizaine de villes de la Suisse romande.

«Sur le plan des services, la Suisse a une longueur d’avance sur nous, signale le professeur. Par exemple, on trouve plusieurs bibliothécaires spécialisés dans la littérature jeunesse. Ils organisent des activités dans les bibliothèques. Chez nous, ces bibliothécaires spécialisés sont rarissimes.»

En revanche, le Québec dispose depuis plusieurs décennies d’un organisme de gestion des collections: le Service documentaire multimédia. Il vend au réseau des bibliothèques publiques et scolaires des notices de livres nouvellement parus. Cela épargne au personnel de chaque bibliothèque le travail fastidieux consistant à décrire brièvement le contenu des ouvrages, à noter les divers éléments d’information bibliographiques, à procéder au catalogage et au traitement analytique. En Suisse, un tel service n’existe pas.

Les six étudiants qui ont participé au voyage – Élise Martin, Ève Lagacé, Sophie Saint-Cyr, Karyne Saint-Pierre, Benoît Lafleur et Carl Brouillard – terminent leur maitrise. Ils recevront des crédits dans le cadre du cours Bibliothèques publiques. Leur séjour en Suisse a été financé grâce à une collecte de fonds qu’ils ont eux-mêmes orchestrée (2000 $) et par des dons de différents organismes: la Direction des relations internationales de l’UdeM (5000 $), la Médiathèque du Valais (3500 $), et de commanditaires dont l’EBSI et l’association étudiante.

M.-R.S.



 
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