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En 1888, l’Université de Stockholm lançait un grand concours afin de célébrer le 60e anniversaire du roi de Suède, Oscar II. Il s’agissait de démontrer la stabilité du système solaire, dont le mouvement était décrit par les équations de Newton. S’attaquant à ce problème, le grand physicien et mathématicien Henri Poincaré, connu également pour ses travaux sur la relativité restreinte, établit plutôt l’instabilité chronique d’un système aussi simple que le trio Terre-Soleil-Lune. En termes modernes, ce système est dit «chaotique» et les trajectoires des planètes dans le système solaire dépendent finement des positions et des vitesses initiales: une erreur (aussi petite soit-elle) quant à la vitesse ou à la position d’une planète s’amplifie rapidement, rendant impossible toute prédiction précise sur l’état du système solaire après quelques millions d’années. (Qu’on se rassure: ce futur chaotique préserve la stabilité générale du système solaire, qui survivra donc encore quelques milliards d’années!)
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Courbe de bifurcation universelle pour un système chaotique |
Ce n’est qu’avec l’invention de l’ordinateur que le concept de chaos prit vraiment son envol. En 1961, le météorologue Edward Lorenz découvrit que la solution d’équations simples peut être très sensible aux conditions initiales. C’est le célèbre «effet papillon»: un simple battement d’ailes dans la forêt amazonienne peut causer un ouragan sur la côte américaine… Très vite, on s’aperçoit que cet effet ne se limite pas à la météorologie; on trouve des exemples de comportements chaotiques dans presque toutes les disciplines scientifiques: en chimie, physique, biologie, économie et... démographie et sociologie! Le chaos serait même beaucoup plus fréquent que l’ordre «déterministe» prôné par Newton et ses successeurs. Cette observation réveilla l’intérêt pour ce champ qu’on croyait réservé aux mathématiciens et, au cours des années 70 et 80, le domaine vit la publication d’un grand nombre d’articles théoriques et expérimentaux sur le sujet. Le travail se poursuit.
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«Attracteur étrange»: les trajectoires d’un système chaotique suivent des chemins fractals. |
L’étude de ce phénomène révèle une surprise majeure: chaos ne rime pas avec désordre, bien au contraire! Ainsi, le passage d’un état stable à un état chaotique est le même pour n’importe quel système – qu’il s’agisse d’un pendule double ou de la population de lapins sur une ile déserte – et il suit la courbe de la bifurcation vers le chaos (voir image ci-contre). Tout d’abord, le système est stable et toutes les conditions initiales convergent vers une seule solution après un temps suffisamment long, comme la population de lapins qui devient constante. Le système devient ensuite bistable et oscille entre deux solutions, puis le nombre passe à 4, 8, 16, 32, etc., jusqu’à devenir infini: le système est désormais chaotique.
Cette description un peu fastidieuse dévoile la puissance de la notion de chaos et l’origine de la fascination qu’il exerce, car la courbe de la bifurcation vers le chaos est universelle. Peu importe le système, on ne peut l’éviter. Contrairement à la loi de la gravitation, qui ne concerne que l’attraction entre les masses, ou à la mécanique quantique, qui décrit le monde microscopique, la théorie du chaos est la même en sociologie qu’en physique. Cette idée d’universalité a pris une importance considérable depuis la découverte du chaos. Qu’il s’agisse de fractales, de «criticalité auto-organisée», de complexité ou d’émergence, on observe des comportements similaires à de nombreuses échelles de taille (voir illustration), et ceux-ci transcendent les frontières traditionnelles des disciplines. Il reste encore à mettre de l’ordre dans tous ces concepts, à comprendre pleinement leur valeur et, surtout, à poursuivre l’exploration de cette universalité fascinante. La physique du 21e siècle sera probablement d’un grand intérêt pour tous les domaines du savoir!
Normand Mousseau
Professeur agrégé
Chaire de recherche du Canada en physique numérique des matériaux complexes
Département de physique
Collaboration spéciale