Volume 40 - numÉro 17 - 23 janvier 2006 |
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Le cerveau déteste les images antitabac sur les paquets de cigarettesMaurice Ptito et Jean-Charles Chebat se lancent dans le neuromarketing
Lorsqu’une personne regarde les images de poumons noircis, de gencives altérées et de cerveau nécrosé qui figurent sur les paquets de cigarettes, sa réaction de dégout est telle que son cerveau s’active dans le cortex préfrontal de l’hémisphère droit, siège des émotions négatives. Cependant, les images d’une femme enceinte qui fume, d’un cendrier rempli de mégots ou d’un homme qui s’étouffe n’ont aucun effet mesurable sur cette partie du cerveau. Voilà les premières constatations d’une expérience inédite de neuromarketing réalisée à l’Université de Montréal par le neuropsychologue Maurice Ptito et le professeur Jean-Charles Chebat, de HEC Montréal. Avec l’aide de l’étudiante à la maitrise Shoshanna Campbell, les chercheurs ont imaginé un protocole très original pour observer le cerveau en activité quand il est placé devant une publicité. Douze fumeuses et autant de non-fumeuses seront invitées à scruter plusieurs images au nombre desquelles se trouvent les annonces antitabac. Pendant ce temps, un appareil d’imagerie médicale signale les régions cérébrales où les neurones sont les plus actifs. «Les résultats sur les premiers sujets sont spectaculaires, mentionne le professeur Ptito. La région associée à l’aversion, soit la partie dorsolatérale du cortex préfrontal et le noyau amygdalien, s’activait aussitôt que les sujets voyaient certaines images.» Pour éviter tout biais, les chercheurs ont disséminé les images faisant l’objet de la recherche dans une série d’images neutres ou liées à des émotions positives. Pour évaluer l’impact des différentes étiquettes, les chercheurs ont retenu 15 des 16 images qui doivent obligatoirement se trouver depuis 2001 sur tous les produits du tabac vendus au Canada accompagnées de mises en garde telles «La cigarette nuit au bébé», «La cigarette crée une très forte dépendance» ou «La cigarette vous coupe le souffle». «Bien qu’il s’agisse encore de données préliminaires, certaines images ont, de toute évidence, plus d’effet que d’autres, commente Mme Campbell, qui compte déposer son mémoire au printemps. De toute la série, ce sont les photos d’organes atteints qui frappent le plus la sensibilité des gens.» Retombées en vueMais n’aurait-il pas suffi de créer un groupe de discussion et de prendre en note ses commentaires à l’égard de cette campagne publicitaire? «Non, répond le neuropsychologue. Quand on utilise la résonance magnétique, on peut voir le cerveau en action. Il n’y a aucun intermédiaire entre l’annonce et le sujet.» Les professeurs Ptito et Chebat ne revendiquent pas la paternité du neuromarketing, car quelques expériences ont déjà été menées sous cette appellation. La plus connue a été citée dans Neuron en septembre 2004 et présente la réaction de consommateurs devant deux marques de boissons gazeuses à la composition chimique presque identique: Pepsi et Coca-Cola. Cette expérience concluait que la langue perçoit une réalité différente de celle du cerveau. Paternité ou pas, les chercheurs voient dans le neuromarketing un potentiel très riche. «Vous imaginez-vous les possibilités d’un tel dispositif? On pourrait tester l’efficacité de messages avant de les lancer à grands frais dans les journaux, sur les panneaux d’affichage et ailleurs», indique M. Ptito. Professeur à l’École d’optométrie, l’universitaire n’a toutefois aucune intention de se recycler pour se mettre au service du marketing. «J’avais dit à M. Chebat qu’il ne pourrait pas compter sur moi pour mettre au point une nouvelle façon de vendre des produits de consommation. Quand il m’a parlé de campagne antitabac, j’ai réagi différemment. J’ai accepté parce que c’était en quelque sorte de l’antimarketing.» Les images sur les paquets de cigarettes ont donc une incidence mesurable lorsqu’elles sont projetées sous les yeux d’une personne étendue dans un tomodensitomètre. Mais ont-elles des répercussions sur les fumeurs? Une étude entreprise après l’imposition de la règlementation a révélé que, au moment de l’achat de leurs cigarettes, 17% des fumeurs ont, à au moins une occasion, demandé un paquet de cigarettes différent parce qu’ils n’aimaient pas l’avertissement qu’ils pouvaient y lire. Plusieurs autres ont pris l’habitude d’habilement éviter ces images lorsqu’ils manipulent leurs paquets. «Ce qu’on peut mesurer, c’est la réaction des gens devant l’image. Et ça, c’est fascinant», prétend Maurice Ptito. Objectif: moins de fumeursC’est à Shoshanna Campbell que revient le crédit d’avoir réuni les deux hommes autour d’un projet de recherche aussi novateur. Il y a deux ans, cette enseignante de la Marymount Academy en a eu assez de voir tant d’élèves fumer dans la cour d’école. «Et il y avait un nombre toujours croissant de rechutes parmi les anciens fumeurs. Je me suis demandé ce qu’on pouvait faire pour empêcher ce fléau, qui touche jusqu’à 30% des jeunes filles.» Voilà un discours qui s’inscrit bien dans la Stratégie fédérale de lutte contre le tabagisme, destinée à réduire la mortalité et les maladies associées au tabagisme chez les Canadiens. Déployée en 2001, cette stratégie se donnait 10 ans pour réduire de 25 à 20% le nombre de fumeurs dans la population et de 30% le nombre de cigarettes vendues au pays. M. Chebat, qui avait déjà travaillé à des études sur l’industrie du tabac, s’est montré intéressé par le projet de Mme Campbell. La maitrise en neuromarketing de la jeune femme pourrait être la première du genre au Canada. L’association avec Maurice Ptito s’est rapidement imposée. Grâce à ses recherches en imagerie fonctionnelle sur le cerveau, un protocole a été rédigé, puis présenté au Comité d’éthique de la recherche et accepté. L’expérience avec les 24 sujets féminins (particulièrement visées par les campagnes antitabac) est menée au CHUM et à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal. Mathieu-Robert Sauvé |
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