Volume 40 - numÉro 21 - 20 fÉvrier 2006 |
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La presse a-t-elle le droit de blasphémer?Oui, répondent les journalistes, mais les autres évitent la question
La presse a-t-elle le droit de blasphémer? C’est la question provocatrice que posait, le 15 février, le Centre d’études et de recherches internationales de l’UdeM (CERIUM) dans la foulée de la polémique mondiale entourant la publication des caricatures danoises de Mahomet. D’entrée de jeu, le directeur scientifique du CERIUM, François Crépeau, a tenu à établir quatre points: la liberté d’expression s’est construite contre la religion; la séparation des Églises et de l’État est à la base de la démocratie; il y a des limites à la liberté d’expression posées par l’interdiction de libelle et d’incitation à la haine; il faut faire attention aux manipulations visant à faire paraitre les musulmans comme des individus «non assimilables». Atteinte à l’identitéPatrice Brodeur, professeur à la Faculté de théologie et de sciences des religions et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’islam, le pluralisme et la mondialisation, a rappelé les éléments déclencheurs de la crise pour souligner le rôle des médias dans la construction de la réalité. Pour le théologien, la question de savoir lequel du droit à la liberté d’expression ou du droit au respect de la religion devrait l’emporter est une «simplification à outrance»: «C’est par le dialogue qu’on peut arriver à déterminer les zones de ces deux libertés», a-t-il insisté. Doctorant à la même faculté, Shahram Nahidi s’est demandé pourquoi les musulmans ne réagissaient pas aux caricatures et moqueries relatives aux symboles chrétiens alors que la loi islamique interdit toute offense à Jésus, Marie ou Moïse. Sa réponse est que Mahomet colle tellement à l’identité musulmane que toute atteinte à son image est perçue comme une atteinte à l’identité collective. Tout en se disant choqué en tant que musulman par les caricatures, il croit que la crise est autant une crise identitaire qu’une crise religieuse. Se définissant comme musulmane pratiquante et progressiste, la sociologue Aoua Ly-Tall, rattachée à l’Institut des femmes de l’Université d’Ottawa, y a vu elle aussi un affront à l’identité. Elle dit même craindre que nous soyons en train d’ouvrir la voie à une troisième guerre mondiale, qui sera une guerre de religion et de culture. «Il est du devoir de la presse et des progressistes de veiller à la défense de la paix, a-t-elle lancé. Même si les caricatures ne représentent pas un blasphème en soi, elles véhiculent l’image que les musulmans sont un peuple dont il faut se débarrasser.» Oui au blasphèmeLe rédacteur en chef du Devoir, Jean-Robert Sansfaçon, a répondu par un oui très net à la question posée. «La presse québécoise ne fait pas exprès pour choquer les gens, mais elle pourrait le faire au nom de la liberté d’expression dans la mesure où cela reste dans les limites de la loi», a-t-il affirmé. À son avis, la subsistance d’une clause antiblasphématoire dans le Code criminel du Canada est un reliquat de la société cléricale que la jurisprudence considère maintenant comme inapplicable. Dans le contexte d’un article faisant le point sur la crise, Le Devoir a publié l’une des 12 caricatures incriminées «pour des raisons journalistiques», a expliqué le rédacteur. «Nous avons jugé qu’un public majeur et vacciné était capable de juger d’un dessin sur Mahomet et qu’il n’y avait pas matière à scandale. Avoir publié les 12 aurait été de la provocation et ne pas les reproduire fait aussi partie de la liberté d’expression.» Malgré cette retenue, M. Sansfaçon a estimé que l’autocensure de la presse marquerait un dangereux recul. «Là où il n’y a pas de liberté d’expression, il n’y a pas de liberté de religion non plus parce que cette liberté nécessite la liberté d’opinion.» Rima Elkouri, chroniqueuse au journal La Presse, a abondé dans le même sens que son collègue du Devoir: la presse a le droit de blasphémer, et sa première réaction aurait été de publier les caricatures. «Pas pour provoquer mais pour qu’on sache de quoi il s’agit et pour affirmer que la liberté d’expression ne se négocie pas», a-t-elle déclaré. Elle dit avoir trouvé les caricatures plutôt insignifiantes, mais que le droit à l’insignifiance fait partie de la liberté d’expression. Toutefois, dans un climat explosif et devant le fait que la publication de ces dessins est récupérée en vue d’exercer un chantage politique, elle a fini par opter pour la retenue puisque l’objectif des intégristes est de provoquer des dérapages. Personne n’a senti le besoin de définir ce qu’est un blasphème et personne n’a commenté les déclarations du gouvernement britannique et du secrétaire général de l’ONU, qui ont condamné la publication des caricatures. Une liberté sous influenceAu cours du débat qui a suivi avec l’assistance, Jean-Robert Sansfaçon a reconnu que la peur a aussi joué dans la décision de ne pas publier les caricatures. Jean-François Lisée, journaliste et directeur exécutif du CERIUM, est alors intervenu pour se dire «troublé». «La décision de ne pas reproduire les caricatures n’est donc pas totalement libre et ma liberté de lecteur a été enfreinte parce que je veux savoir de quoi il s’agit, a-t-il mentionné. La suprématie du droit devrait être du côté de la liberté d’expression et ce droit a reculé de un millimètre.» Jean-François Lisée a enchainé en indiquant que le roman populaire Da Vinci Code représente une attaque en règle contre les bases du christianisme et qu’il va donc infiniment plus loin que les illustrations de Mahomet. «Pourtant rien ne brule nulle part. C’est parce qu’on est capable d’en prendre et j’invite mes amis musulmans à en prendre aussi.» Quiconque a vu les caricatures en question est à même de constater leur caractère anodin. Quiconque ne les a pas vues peut en prendre connaissance sur le Web, notamment sur le site de Wikipédia (fr.wikipedia.org), qui consacre un dossier complet à cette affaire. Daniel Baril |
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