Édition du 11 mars 2002 / Volume 36, numéro 23
 
  La grammaire japonaise revue et corrigée par Taki Kanaya
Sa thèse de doctorat fouette la fierté nationale des Japonais.

«Depuis un siècle, on enseigne le japonais comme s’il était structuré à la manière de l’anglais. C’est une erreur qu’il faut corriger», affirme Taki Kanaya.

Taki Kanaya, professeur de japonais au Centre d’études de l’Asie de l’Est (CETASE), vient de corriger une erreur centenaire dans l’enseignement de la grammaire japonaise grâce à ses travaux de doctorat effectués au Département de linguistique.

Il a en fait mis en évidence que la langue japonaise est une langue qui n’a pas besoin de sujet grammatical alors qu’on enseigne, même aux Japonais, que le sujet est ellipsé. Selon M. Kanaya, cette façon d’enseigner la langue est non seulement inadéquate et en complique l’apprentissage, mais serait le résultat d’une influence occidentale dans la façon d’aborder la linguistique.

«Les grammaires japonaises sont écrites comme si une phrase devait normalement comprendre trois niveaux, soit un sujet, un verbe et un complément. Ceci a notamment été copié sur la grammaire anglaise du dictionnaire Webster et depuis un siècle on enseigne le japonais comme s’il était structuré à la manière de l’anglais. C’est une erreur qu’il faut corriger; en japonais, il n’est pas nécessaire d’avoir un sujet grammatical», affirme le chercheur.

Le japonais n’aurait donc pas trois catégories syntaxiques de base, mais deux: le verbe et les compléments, ces derniers incluant ce qu’on appelle le sujet. «Le sujet est un complément semblable aux autres et il n’est pas privilégié dans l’ordre syntaxique comme en français, où il est généralement devant le verbe», précise M. Kanaya. La fonction du mot est alors donnée par la particule qui l’accompagne.

Pour comprendre ce que peut être une phrase sans sujet, le professeur donne l’exemple suivant: alors qu’en français on dit «Je vois le mont Fuji», en japonais on dirait quelque chose qui ressemble plus à «Le mont Fuji est visible». Ceci peut se rapprocher de la forme latine mais avec la différence que le japonais recourt à des particules post positionnelles plutôt qu’à des déclinaisons.

De plus, un verbe peut à lui seul constituer une phrase complète; un exemple qui s’en approche serait l’élision des pronoms qui ne sont pas indispensables dans une phrase comme «Je le lui ai dit», dans laquelle le contexte permet d’omettre «je», «le» et «lui» en japonais.

Beurre et fierté nationale

Selon le chercheur, la transposition à la langue japonaise de concepts grammaticaux occidentaux serait le résultat de ce qu’il appelle «le mythe de l’universalité du sujet», un thème notamment cher à Noam Chomsky et que les grammairiens japonais ont retenu.

Une telle façon de faire est perçue au Japon comme «sentant le beurre» plutôt que le soya, c’est-à-dire l’occidental! «Avec une grammaire qui sent le beurre, on n’enseignera jamais adéquatement le japonais», déclare Taki Kanaya.

La publication de sa thèse, dirigée par Étienne Tiffou et Charles Le Blanc, respectivement du Département de linguistique et de traduction et du CETASE, n’est pas passée inaperçue au Japon, où elle est rapidement devenue un succès de librairie. Publié en janvier dernier chez Kodansha, la plus grande maison d’édition japonaise, l’ouvrage en est déjà à son troisième tirage et l’éditeur a proposé à Taki Kanaya d’écrire une grammaire.

Ce livre fouetterait même la fierté nationale des Nippons. «On nous disait que le japonais était comme l’anglais, mais il retrouve ici sa spécificité et sa logique», affirme l’auteur. Sur la couverture du volume, l’éditeur mentionne que l’ouvrage met fin à 100 ans de persécutions et de fausses accusations dont la langue japonaise a été victime avec l’illogisme de l’«ellipse du sujet».

«L’approche que je développe avait déjà été défendue dans les années 60 par le linguiste Akira Mikami, mais, comme celui-ci n’enseignait pas dans une université d’État renommée, il a été ignoré par l’élite», affirme M. Kanaya. Comme il s’en prend à plusieurs linguistes et grammairiens de renom, il s’attend à ce que son ouvrage provoque une polémique. Il considère toutefois son argumentation comme solide et se dit prêt à aller en débattre.

Le professeur, qui est également vice-président de la Canadian Association for Japanese Language Education, précise toutefois avoir d’abord publié sa thèse pour aider ses étudiants qui sont «victimes d’une mauvaise grammaire». Une version française est par ailleurs prévue à l’automne dans la collection Sociétés et cultures de l’Asie, dirigée par Charles Le Blanc.

Daniel Baril



 
Archives | Communiqués | Pour nous joindre | Calendrier des événements
Université de Montréal, Direction des communications